dimanche 27 janvier 2013

La course du rat (Gerard Lauzier)

Qu'on se le dise une bonne fois pour toute : la BD est instructive et utile. Elle peut être profonde et surtout c'est un art à part entier ! Non mais. Je ne tolère pas les mauvaises langues là dessus. Stop à la discrimination d'un pan entier de l'art moderne (et ancien aussi, mais le débat n'est pas là), tout art à des bonnes choses à nous apporter.

Et pour couper court aux protestations qui naissent sur les lèvres des mécréants anti-BD, je me permet de vous le démontrer avec un exemple évident : La course du rat, par Gérard Lauzier datant de 1978 (c'est un one-shot). Une BD malheureusement très méconnue mais qui ne le mérite pas. Enfin, on ne choisit jamais les succès.


Résumé en trois mots : Show-biz, Descente et Faux semblant

Qui le connait dans la salle ? Personne ? Et bien c'est parfait, en avant pour la découverte le sourire aux lèvres. Commençons par le commencement : qui est ce Lauzier que je cite depuis avant ? Et les gens qui médisent dans le fond sont priés d'aller discuter dans le couloir, merci. C'est du sérieux ici.



Donc Lauzier. C'est un homme (le prénom laissait peu de doutes, mais je tiens tout de même à le préciser) qui est né (ça on en est pas forcément sûr, cf David Calvo) en 1932. Il est malheureusement déjà décédé en 2008, pour le malheur du monde de la BD. Mais ce n'est pas là le propos.

Je tiens tout de même à signaler que cet homme était un bel adulte de trente-quatre ans lorsque mai 68 se déclencha. Si je le précise, c'est qu'il s'agit là d'un élément important pour la suite (là je fais appel à votre mémoire, j'espère que je ne vous en demande pas trop). Il a fait une licence de philosophie et architecture, puis ensuite fini dans le dessin de presse et la BD (parcours normal donc). Il reste également un très long temps au Brésil dans sa jeunesse, ce qui peut expliquer sa position sur la société française, avec un regard un peu plus externe.

En résumé, Lauzier est un personnage qui possède une culture philosophique, à voyagé (et s'est donc ouvert à de nouvelles cultures) et surtout qui à connu les années 60 et Mai 68. Son œuvre s'inscrit en droite ligne de tout ceci. Œuvre que nous allons voir immédiatement.



Comme précisé, Lauzier, c'est un philosophe. Mais c'est également un type acide, mordant, et passant la société au vitriol. Avant de penser plus en avant, cernons déjà le scénario. Celui-ci se concentre autour de Jérôme Ozendron, petit cadre moyen dans la trentaine, marié, trois enfants. Méprise les autres, pédant, certain de son génie et imbu de lui-même. Le type même du personnage horripilant.
Ce personnage (qui est un archétype que Lauzier reprend souvent, en le présentant comme l'homme des années 70) va rencontrer par hasard dans la rue un ancien camarade de classe qui est devenu acteur. Pas encore professionnel, mais qui baigne dans le monde du show-biz. Après une soirée assez remuante, Jérôme rentre chez lui et trouve sa vie minable en comparaison de tout ça. Coup de bol monstrueux, il est viré le lendemain. Il décide donc de faire une pause dans sa vie et de rédiger son livre qui le tient tant à cœur. Voici le pitch des 25 premières pages sur 60. Je ne spoil pas, car le propos n'est pas dans ces pages là, qui permettent juste de mettre en place tout ce qui va suivre.

Et en fait, Lauzier va ensuite s'amuser avec son personnage qui va subir à peu près tout ce qu'on peut faire vivre à un type qu'on aime pas. Je crois vraiment que Lauzier déteste son personnage, parce que lui faire subir ces trucs, c'est vicieux. En même temps, le personnage le mérite (je lui aurais mis des baffes pendant une bonne partie du récit), et je trouve que bien souvent il a provoqué son propre malheur. Mais curieusement, on en arrive très vite à le plaindre, à trouver que les autres sont presque cruels avec lui (même si lui est également cruel). Au final, c'est un personnage qu'on déteste, qu'on aime détester, mais qui est en même temps presque émouvant, surtout dans les dernières planches qui sont très chargées en émotion par rapport au reste, qui est clairement inscrit dans la satire humoristique. En clair, un personnage ambiguë.

Mais ce personnage central est entouré par d'autres portraits, et c'est là le véritable génie de Lauzier : il va peindre une galerie de "gueules", avec tout ce qu'on peut trouver comme image de la France post-68, entre pseudo-artistes, show-bis cruel, couples nouveaux, etc ... Les personnages n'ont qu'un point commun : l'ambition, pour laquelle ils sacrifient tout. D'ailleurs il ne faut pas que voir une critique du personnage principal, car ici tout le monde (ou presque) est un pourri, un vendu, une ordure. Il y a quelques exceptions, mais elles sont franchement noyées dans la masse. Il faut aussi souligner une sacrée critique sur la place de la femme : elle s'émancipe et l'homme n'arrive pas à suivre. C'est très jouissif comme revanche d'ailleurs.

Tout ceci donne lieu à une excellente œuvre qui va dénoncer la société des années 70, des situations qui évoluent par rapport au vieux système progressivement délaissé. Cependant, le propos est encore totalement d'actualité, comme quoi en quarante ans le progrès n'est pas forcément aussi efficace qu'on le pense. Et le monde du show-bis est encore exactement pareil, là c'est une évidence. Il faut d'ailleurs souligner le génie des deux dernières planches qui concluent l'album d'une façon extraordinaire. La morale qu'on en en tire est très intéressante et donne sacrément à réfléchir.


Par contre, la BD possède un défaut énorme : le graphisme. Tout (ou presque) est raté. C'est d'ailleurs saisissant quand on le lit, parce que le propos est fin, intelligent, drôle, mais le trait est grossir, moche, mal fait, presque bâclé. Les raisons sont multiples : le trait est affreux. Les lignes se croisent, tout est mal fait, les bulles empiètent partout, les personnages varient peu. La colorisation est moche, on dirait du Paint par un débutant, des effets lumineux quasiment nuls, des débordements fréquents. C'est vraiment pas beau. L'auteur réussit également un tour de force, en ne mettant jamais de précisions lorsque du temps à passé entre deux cases, ce qui fait qu'on a souvent du mal à comprendre l'enchainement, et il faut relire pour comprendre que du temps à passé. C'est vite pénible.

Mais le pire, et de loin, vient de l'agencement des phylactères* qui est anarchique à un point que c'en est difficile de lire. Les bulles se croisent en permanence, sans qu'on sache qui parle, dans quel ordre les lire, les mots dépassent (sur le coup j'en ai été choqué), les lettres sont parfois très serrées (on sent que l'auteur à tenté de faire tout tenir dans un espace trop étroit). Bref, c'est mal foutu, et c'est d'autant plus étonnant qu'il ne s'agit pas de la première BD de Lauzier, qui devrait donc avoir la main. Mais non. Du coup c'est très trèèès vite énervant à lire.

Et pourtant, tout ceci passe allègrement à la trappe par rapport au scénario et au propos, ce qui démontre par là sa force. L'humour caustique et grince-dent, qui nous fait rire jaune (voir pas rire du tout) va surmonter ces obstacles, et la lecture devient très vite plus fluide.
Je tiens également à souligner que, comme beaucoup d’œuvres du même auteur, le sexe prend une part très importante dans le récit, sous toutes ses formes. La libéralisation des mœurs est amusante à suivre, on sent la société qui se relâche, et c'est très intéressant d'établir un parallèle avec aujourd'hui. Mais ça, je vous laisse le découvrir par vous même.

Au final, nous avons donc une BD très moche, difficile à lire à cause de la mise en page, mais pour autant très intéressante sur le plan du scénario. Le propos est superbement bien développé, les situations sont très fines, le propos percute plus d'une fois, l'humour fait mouche, la conclusion est juste et la réflexion à la clé est des plus intéressante. Une BD plus philosophique, qu'on ne lit pas pour se détendre, mais qu'on savoure comme un grand cru de remue-méninge. La course du rat à de très bon atouts pour elle, et je pense qu'elle mérite une lecture, ne serait-ce que pour se faire son propre avis.

(Chronique n°2)

Dernier point, toujours intéressant : un film avec Christian Clavier en à été tiré en 1980, mais je ne l'ai pas vu, la lecture du livre m'a suffi. Si vous voulez le voir, la fiche Allociné est consultable ici. Le film a été renommé Je vais craquer.

* Phylactère : n. m. Dans une bande dessinée, synonyme de bulle (source : le Larousse)

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